Glisser, et ne plus.
[by Visioluxus]
« Dix secondes de l’autre côté du miroir !
Mesdames et messieurs, l’homme en rêve depuis des milliards d’années,
aujourd’hui, c’est possible ! Madame, venez par ici : que diriez-vous
de… plonger dans l’au-delà ? »
Pour quelque chose dont rêvait l’homme depuis des
milliards d’années, on ne peut pas dire que cela déchaînait les foules.
L’attroupement était raisonnable, vingt personnes tout au plus, représentantes
involontaires de sept milliards d’âmes.
A notre hauteur, certains passants se pressaient
brusquement, rasant les murs, et traînant par le bras les enfants intrigués. Ceux,
néanmoins, qui feignaient l’indifférence avaient tous, je l’avais remarqué,
jeté un œil furtif au trou béant qui avait transpercé le bitume.
Il n’y était pas hier. Au milieu du trottoir gris,
il s’étendait à présent.
C’était un large pan azur, comme si la ville était en suspension dans les airs.
L’illusion était parfaite : à nos pieds se reflétait très exactement le
ciel au dessus de nos têtes, avec ses brumes matinales, et ses nuages clairs. Ceux-là
filaient sans bruit, puis disparaissaient sous terre, en direction des grands
bâtiments, en face. Les contours de l’étrange orifice semblaient avoir été
découpés par des mains maladroites. Des ciseaux d’enfant. Oui, il était là,
maintenant, et on ne pouvait ne pas le remarquer.
Après avoir penché ma tête au dessus de l’abîme, je
m’apprêtais à reprendre ma promenade, lorsqu’une femme tout près de moi retira
une à une ses chaussures, puis sans dire un mot, prit son élan et se précipita
dans le trou. L’assistance retînt son souffle : cette fois, les passants ralentirent,
instinctivement. Nous attendions.
Nous attendions. Le temps grinçait, vieux rouages. Alors
la peur. La conviction que jamais cette femme ne reparaîtrait, qu’elle venait
de se donner la mort sous nos regards pétrifiés, était à tel point violente qu’un
vertige me fit vaciller. « Elle n’a pas crié. Elle n’a pas même hésité. Elle
a juste laissé son existence dans ses souliers, comme si c’était tout, comme si
c’était assez. »
Nous attendions. Près de moi, le nez d’un gros
homme sifflait chaque fois qu’il inspirait. Je sentais une colère, soudaine et
incontrôlable, comprimer mes membres. Ils respiraient encore, alors que ce
tourbillon trompeur de couleurs pastel séduisait indolemment leurs sens, appel
diffus au sommeil infini. La substance m’échappait, ne restaient que des
contours, des silhouettes indécises et incrédules qui hésitaient entre songe et
réalité. Je ne comprenais pas. Je ne désirais rien. Ni partir, ni rester. Ni
être, ni disparaître.
Je lève les yeux. Déglutition amère, mon cœur
chemine douloureusement jusque dans mes talons. Face à moi, la femme est là. Aucun
regard pour l’assistance. Elle se retourne, sourire triste, et part, part,
part, laissant là trou, ciel et nuages.
*
Les passants se remettaient en marche, brusque
libération de l’irréelle emprise. Lui me rappela sa présence en frôlant mon
épaule du bout des doigts. Je compris à son mutisme qu’il avait vu, et qu’il
savait. Nous ne bougeâmes pas. L’un contre l’autre, nous guettions un signe.
« Mesdames et messieurs, dix secondes dans les bras de la faucheuse ! Ne
craignez plus le... »
C’était l’instant.
Il s’agrippa à ma taille, et nous précipita dans
les cieux. Il y eût une chute, courte, vertigineuse, je ne sais pas. Puis ce
fut le brouillard. Un brouillard gris qui se pressait contre mes yeux, qui
battait mes paupières. Je voulais voir. La
voir. A travers mes cils, il n’y avait pourtant rien à voir. Mon corps ne
répondait plus, un instant, je crus même que ma tête voguait, orpheline, dans
ces brumes embaumées. J’avançais à une vitesse folle, plus rapide que tous les
corps célestes.
« Est-ce que tu m’entends ? » criait-il.
Je l’entendais. Je sentais, très faiblement, ses mains me griffer les flancs, sa
peur s’imprimer sur ma peau. Je l’entendais, si loin. Jamais je n’avais
envisagé que la Mort puisse avoir sa voix, sa voix grave et sucrée qui
tremblait à présent de terreur, et qui se brisait entre deux syllabes. Il
répéta sa question, mille fois, frénétique. Ce qu’il espérait était moins une
réponse de ma part, que la sensation confuse de n’être pas seul.
Gris. Gris. Gris. Gris. Gris. Gris. Perdue dans ma
tempête sensuelle, la distance entre la panique et la délectation s’était
évanouie. Contre mon ventre, lui s’abandonnait à l’orgasme des
transcendés.
Gris doux et voluptueux ; les serpents dorés
fendent le brouillard : son cristallin de leurs langues fourchues dont le
silence s’emplit. Les nuages se dissipent, mes poumons s’emplissent d’une odeur
de vie, comme lorsqu’on aère, le matin, une pièce où flotte le lourd parfum de
l’amour. Des rais de lumière obliquent en notre direction, d’un instant à
l’autre, un astre va apparaître, et nous calciner dans un bâillement.
Course folle et lancinante ; mon dos tant
cambré, ma colonne vertébrale, sur le point de se rompre. Je me replie avec
peine, roulant mon corps vers l’avant, jusqu’à ne plus sentir que le parfum ambré
de ses cheveux blonds. L’instant. Dix secondes. D’un même cri, nous déchirâmes le
jour disparu.
*